En 1977, l'artiste fribourgeois Jean Tinguely revient dans la ville qui l'a vu grandir. Tout en recyclant les matériaux du théâtre tout proche, il installe à Bâle une amusante fontaine mettant en scène d'étranges créatures de fer sorties de sa stupéfiante imagination.
Sous le regard amusé des passants, des passoires géantes soulèvent des litres d'eau pour aussitôt les relâcher, un automate tente de courir mais n'avance pas, un agglomérat de tuyaux d'arrosage fous se secoue de gauche à droite, en haut et en bas, arrosant abondamment tout le bassin.
Parfois en hiver, l'eau se fige et les sculptures se battent pour bouger encore, par à-coups répétés.
Ces 9 sculptures-automates évoquent avec humour les efforts inutiles que l'homme fournit. Bâle rend ainsi hommage à ce grand artiste suisse, trop tôt disparu (1925-1991).
Le musée Tinguely, inauguré en 1996 grâce à un donateur anonyme, s'adresse à ceux qui veulent approfondir le sujet et découvrir d'autres travaux de Tinguely. Sur les bords du Rhin, dans les jardins de la multinationale Hoffmann-La Roche, le bâtiment seul mérite une visite. Dessiné et conçu par le célèbre architecte tessinois Mario Botta, il se présente sous la forme d'un cube de grès rose, naufragé au coeur du parc de la Solitude.
L'exposition permanente explore plus longuement le curieux univers des "drôles de sculptures-machines mobiles" que Tinguely a conçues tout au long de ses 35 années de travail ; 70 pièces sont visibles, beaucoup s'actionnent par les visiteurs eux-mêmes.
Au rez-de-chaussée, des œuvres monumentales se visitent de l'intérieur, comme la "Grosse Méta Maxi-Maxi Utopia", créée en 1987 spécifiquement pour que les enfants y grimpent, sautent, jouent, rient.
Des expositions temporaires apportent d'autres éclairages sur la vie et l'œuvre de l'artiste, ainsi que sur le travail des artistes compagnons et/ou contemporains de Jean Tinguely, tels Bernhard Luginbühl, Niki de Saint Phalle ou Yves Klein.
Artiste suisse né le 22 mai 1925 à Fribourg, de Charles Célestin, employé dans la fabrique de chocolats Peter Cailler Kohler (future Nestlé) et Jeanne Louise Tinguely Ruffieux, domestique de maison. Le petit Jean naît le jour de l'anniversaire de sa mère.
Fribourgeois de naissance, il jouit aussi de droits civiques à Bâle où il grandit. Ainsi se dit-il tantôt fribourgeois, tantôt bâlois.
Alors adolescent, le jeune Jean est confronté à l'expérience la plus traumatisante de sa vie, le 16 décembre 1940, lors des bombardements aveugles sur la ville de Bâle. Alors établie sur la Winkelriedplatz, la famille assiste impuissante au largage des bombes tout proche, brisant les fenêtres en mille éclats et anéantissant les bâtiments alentours. Le bâtiment des Tinguely est évacué lorsqu'un éclat d'obus s'abat sur une jeune mère allemande portant son bébé dans les bras. Sa calotte crânienne est sectionnée nette et termine sa course suspendue au compteur électrique de la maison.
La jeune femme gisait morte sur le sol. J'enlevai l'enfant de ses bras. Ma mère eut une crise d'hystérie. On dut l'écarter. Je me cachai dans les ruines, attendant l'ennemi. Je crois que s'il était venu, j'aurais tué. Peut-être cet événement est-il à l'origine des images sombres qui habitent mon art. Qui sait ?
Racontera Tinguely plus tard.
Adolescent, Jean Tinguely commence à s'intéresser à la politique. A 15 ans, il emporte sa caisse de scout et part en train pour l'Albanie dans le but d'aider le peuple albanais dans sa résistance contre l'agression de l'Italie fasciste. Il est interpellé après le tunnel du St-Gothard à la frontière suisse et enfermé à Bellinzona. Refusant tout aveu, il est finalement reconduit, menottes aux mains, à Bâle.
Plus tard, à Zurich, il fréquente des réfugiés juifs au café "Nord-Sud" et des réfugiés politiques communistes et anarchistes dans la maison du Dr Heinrich Koechlin à Bâle. Il lit Friedrich Engels, les Russes Kropotkine et Bakounine, ou Alexandre Herzen.
C'est dans les forêts des environs de Bâle que Jean Tinguely réalise ses premières œuvres méta-mécaniques ; des roues avec effets sonores qu'il installe le long des ruisseaux. Plus de vingt petites roues qui tournent à vitesses variables selon la force du courant et qui actionnent de petits marteaux qui frappent sur des boîtes de conserve rouillées laissant s'échapper dans la nature des sonorités diverses. L'installation s'étend sur une centaine de mètre, une roue rythmique tous les cinq ou six mètres, perturbant et interpellant le promeneur solitaire. Fragile et éphémère, l'installation finit par s'évanouir. C'est une révélation et Tinguely ne se séparera plus jamais de ces sculptures animées.
Au moment de choisir un métier, il affronte la réalité pécuniaire et débute, le 2 mai 1941 un apprentissage de décorateur de vitrines au grand magasin Globus, sans pour autant renoncer à ses ambitions artistiques. Ainsi, un jour à Bâle, Tinguely entre dans un célèbre magasin de fourrures avec une brouette crasseuse remplie de vieux matériaux de construction. Il la déverse au pied des vendeuses incrédules et jette sur le tas un manteau fait de précieuse fourrure. Les clientes, effrayées, forment immédiatement un attroupement et la police est finalement sollicitée.
En tous les cas, les vitrines décorées par Tinguely ne ressemblent pas aux autres. Plus libres, plus insouciantes que les autres, elles détonnent pour l'époque. Et dérangent… le 25 août 1943, il est licencié avec effet immédiat, pour cause d'indiscipline et de manque de ponctualité. Il termine alors son apprentissage au grand magasin Rheinbrücke SA et réussit brillamment l'examen final.
Il exerce ensuite l'activité de décorateur indépendant, tout en suivant des cours à la Section des arts appliqués de l'Ecole des arts et des métiers à Bâle. Il y suit des cours d'enseignement général de dessin, de peinture et d'enseignement spécialisé, manifestant un intérêt particulier pour les cours de la science des matériaux. En 1944, il effectue son école de recrue à Liestal, chef-lieu du demi-canton de Bâle-Campagne.
Il épouse Eva Maria Aepppli le 10 mai 1951. Le couple part s'établir en France en octobre 1952, à Montigny sur Loing en Seine et Marne puis à Paris, dans un hôtel de la rue Pierre Leroux, dans le 15e arrondissement. Dans la salle désaffectée du café de l'hôtel, Tinguely installe ses œuvre et inaugure ainsi sa toute première exposition permanente. En 1953 naît leur premier enfant, Myriam.
Le 27 mai 1954, la galerie parisienne Arnaud expose ses œuvres pour un premier vernissage officiel. Deux ans plus tard, il fait la rencontre de Niki de Saint Phalle et sa carrière prend rapidement son envol. Le 17 mars 1960, le très célèbre Museum of Modern Art de New York expose dans ses jardins une machine autodestructrice sortie de l'imagination de Tinguely. Puis ce sera Berne, Stockholm, le Danemark, Bâle, les Etats-Unis, Paris, Montréal, Milan, Hanovre, Amsterdam…
En 1964, il réalise une énorme machine "Euréka" présentée lors de l'exposition nationale suisse de Lausanne en 1964.
Le 13 juillet 1971, Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle se marient. Douze ans plus tard, ils conçoivent ensemble la Fontaine Stravinsky près du centre Pompidou à Paris.
Dans les années 80, son travail prend une tournure sombre et angoissée, abordant plus volontiers la mort. Ces sculptures deviennent gigantesques.
Jean Tinguely s'éteint le 30 août 1991 à l'hôpital de l'Île à Berne. Mais n'a pas tout a fait dit son dernier mot, lorsque après sa mort en 1992, naît son fils Jean-Sébastien.
Figure de proue de la famille des Nouveaux Réalistes, Tinguely restera le spécialiste des machines d'esprit dadaïste (mouvement artistique et littéraire initié pendant la Première Guerre mondiale dans le monde entier, provocant, en rupture avec les valeurs et les formes d'expression traditionnelles), inquiétantes, destructrices mais souvent drôles. Réalisées avec des matériaux de récupération qu'il assemblait en structures plus complexes et finalement animait, les installations de Tinguely constituent un brûlant pamphlet contre le progrès et son effrénée course à la consommation. Tinguely n'était pas mécanicien ni ingénieur mais juste artiste, d'ailleurs les spécialistes s'amusent de la construction lamentable de ces installations, mais elles avaient toujours le pouvoir d'attirer et de séduire les passants.