L'absinthe est une plante vivace herbacée qui peut atteindre une hauteur d'un mètre, originaire des régions continentales à climat tempéré d'Afrique du Nord, d'Asie et d'Europe. Peu difficile, elle croît facilement sur des terrains arides ou des pentes rocheuses. Dès l'Antiquité, les Grecs et les Romains utilisent les plantes d'absinthe pour leurs vertus médicinales (notamment abortives) ; elles servent aussi d'insecticide. En 46 av. J.-C. Pythagore et Hippocrate en vantent les qualités. L'absinthe stimulerait la création et aurait même des propriétés aphrodisiaques.
En 1792, le canton de Neuchâtel voit naître sur son sol un nouvel apéritif alcoolisé distillé à partir de plantes d'absinthe. C'est le médecin français franc-comtois Pierre Ordinaire qui l'élabore avec "La Mère Henriod", sa gouvernante (ce qui vaut de houleux débats entre la France et la Suisse sur l'origine géographique de la liqueur d'absinthe).
En 1797, la première distillerie d'absinthe s'ouvre à Couvet dans le Val-de-Travers sous l'impulsion de Daniel Henri Dubied et de son gendre Henri Louis Pernod. Rapidement, les distilleries se succèdent dans la petite vallée et l'absinthe connaît un succès populaire fulgurant. On la surnomme affectueusement "la Bleue" ou "la Fée verte".
En fait, dès cette époque, la liqueur d'absinthe devient tout simplement la principale activité économique du district du Val-de-Travers.
Imaginez cette époque où de vastes champs cultivés d'absinthe couvrent la vallée, piqués ci et là de massifs bâtiments de bois, les "séchoirs" où les plantes patientent avant la distillation finale. Lorsque la région se retrouve baignée d'une odeur forte, anisée et alcoolique, c'est que les artisans distillateurs du Vallon préparent leur élixir dans des alambics géants selon des recettes ancestrales et secrètes, transmises de génération en génération. Un produit de prestige, l'absinthe du Val-de-Travers est à cette époque, la meilleure du monde, dit-on…
A la fin du 19e siècle, le succès de l'absinthe est brutalement stoppé par de nombreux cas de graves intoxications notamment décrites par Emile Zola dans "L'Assommoir". C'est la thuyone qui est ici incriminée. Un excitant contenu naturellement dans les plantes d'absinthe qui peut rendre agressif en fortes doses. La liqueur d'absinthe en contient entre 20 et 25 milligrammes, mais certaines productions artisanales, surdosées, peuvent se révéler dangereuses.
En Suisse aussi, l'absinthe commence à faire peur. D'ailleurs, dans l'Apocalypse du Nouveau Testament, Saint Jean lui-même ne met-il pas en garde contre ce poison ?
Le troisième ange sonna de la trompette : il chut du ciel une grande étoile qui flambait comme une torche ; elle tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources. Cette étoile s'appelle "l'Absinthe". Ainsi le tiers des eaux tourna en absinthe et bien des gens moururent d'avoir bu ces eaux empoisonnées.
Les vignerons suisses, inquiets pour les ventes de leurs vins d'apéritif en sérieuse baisse, se joignent à la Croix Bleue - qui prône l'abstinence alcoolique (!) - pour lancer une campagne visant à tout simplement interdire la liqueur d'absinthe en Suisse. Et pour se faire, ils lancent une sorte de rumeur qui tient en quelques mots : "L'absinthe rend fou, il suffit d'aller au Val-de-Travers pour le constater."
Aussi curieux que cela puisse paraître, le peuple suisse acquiesce et interdit officiellement en 1910 toute consommation d'absinthe sur le territoire national lors d'un vote populaire ressenti comme une trahison dans le district du Val-de-Travers. Une affiche, accrochée aux murs des restaurants et de certains particuliers, se moque amèrement de cette date historique. Un vilain représentant de la Croix Bleue, l'air mauvais et satisfait, désigne l'horloge : "Messieurs, c'est l'heure". Il est minuit ce 7 octobre 1910, la "Fée verte" (synonyme de l'absinthe) est poignardée en plein cœur, couverte des couronnes mortuaires des cantons de Neuchâtel, de Vaud et de Genève.
A partir de cette date, la consommation et la vente de l'absinthe sont donc interdites, en Suisse et rapidement en France, dès le 16 mars 1915. Si Henri Louis Pernod crée le "Pastis" pour pallier cette interdiction, les Vallonniers ne cèdent pas et la distillation d'absinthe plonge dans la clandestinité. Commence alors une formidable partie de cache-cache avec les autorités fédérales de la Régie des alcools, qui connaîtra ses héros et ses anecdotes savoureuses. C'est l'époque des faux murs et des portes secrètes qui s'ouvrent sur de petites distilleries souvent dans les sous-sols des fermes. Un secret collectif puisque tout le monde sait tout, en particulier lorsque l'alambic entre en fonction et que le quartier flotte dans une odeur sans équivoque. On estime qu'à cette époque, 15'000 à 20'000 litres d'absinthe sortent des distilleries clandestines du Val-de-Travers.
Le plus célèbre porte-drapeau de cette clandestinité se faisait appeler la Malotte, Berthe Zurbuchen de son nom de baptême. A 80 ans, elle continuait à confectionner l'une des meilleures absinthes de la région dans le secret de sa cuisine, sur les hauteurs de la Vallée, dans le village très reculé des Bayards. Les habitants racontent encore, amusés, le ballet des voitures officielles qui grimpaient la montagne. La Malotte a reçu dans sa petite maison les représentants des plus hautes autorités suisses, notamment des Conseillers fédéraux mais aussi des artistes et des écrivains. Une activité pour laquelle elle fut sanctionnée d'une amende de 15'000 francs suisses, réduite à 3'000 francs après une procédure d'appel auprès du Tribunal fédéral. La Malotte devint alors méfiante et trouva une parade pour ne pas devoir commander son alcool directement à la Régie fédérale ; ses clients ne payèrent plus en espèces mais troquèrent des litres d'absinthe distillée contre des litres d'alcool pur.
Et si la Malotte est aujourd'hui décédée - elle s'en est allée le 6 juin 1969 - on peut encore humer les vapeurs de son absinthe d'exception dans le petit musée régional consacré à la "Fée verte" à Môtiers. Il présente un tonnelet appartenant à la Malotte dont le bouchon reste imprégné d'arômes anisés. Le Musée régional présente en outre dans cette salle l'activité des clandestins distillateurs, leurs outils et leurs soucis avec les autorités suisses.
A Môtiers justement, celui qui se fait appeler "Le Teub" est aussi un personnage. Lui ne distillait pas (dit-il…) mais transportait la marchandise parfois jusqu'en France. Et pour se faire, "Le Teub" eut une drôle d'idée. Chauffeur des ambulances du Val-de-Travers, il n'hésita pas à remplir l'arrière du véhicule de bouteilles d'absinthe et à franchir sereinement, et à de multiples reprises, la frontière franco-suisse. Cependant, "Le Teub" finit par se faire pincer par la Régie fédérale des alcools qui le gratifia d'une amende salée de plusieurs centaines de milliers de francs. "Le Teub", ne disposant que d'une maigre rente de vieillesse (dit-il…), a calculé qu'en continuant à payer une cinquantaine de francs chaque mois, il en aurait pour un peu moins de … 300 ans.
Chaque producteur a sa recette, sa petite "marque de fabrique" ; certains soignent l'étiquette de la bouteille (on retrouve souvent la fameuse affiche caricaturant l'interdiction de l'absinthe), d'autres teintent l'élixir de jaune ou de vert, comme pour "signer" leur production. Le litre se vend une cinquantaine de francs, il peut atteindre la centaine de francs en dehors du canton, à Genève par exemple.
L'absinthe clandestine trouve son propre marché qui met un peu de beurre dans les épinards de certaines familles (la Malotte devait être la seule productrice qui vivait exclusivement de sa production). L'absinthe a sa fête, chaque année en juin à Boveresse, où tout tourne autour de l'absinthe mais où, officiellement, personne n'en boit.
Et puis soudain, le 1er mars 2005, les Suisses reviennent sur leur décision. Lors d'une nouvelle votation populaire, le peuple accepte la modification de la constitution qui dépénalise la production et la vente d'absinthe. Une nouvelle ère commence au Val-de-Travers. Certains producteurs s'y étaient préparés et sortent immédiatement un volume impressionnant de leur petite distillerie qui devient grande. Ils sont aujourd'hui plus de 400 à produire de la liqueur d'absinthe en toute légalité en Suisse, et en particulier au Val-de-Travers.
D'autres refusent cette libéralisation et continuent, malgré tout, à produire leur absinthe dans le secret de leur anti-chambre, clandestinement, sans se faire connaître et sans rêver au succès.
Recette artisanale d'un distillateur clandestin du Val-de-Travers, aujourd'hui décédé.
- 15 litres d'alcool pur à 95°
- Blanquette de la cuite précédente (environ un litre)
- 3 poignées de grande absinthe
- 1 poignée de petite absinthe
- 1kg de fenouil
- 2kg d'anis
- 1 poignée de menthe
- 1 poignée de mélisse
- 1 poignée d'hysope
Verser dans un alambic 15 litres d'alcool pur et 25 litres d'eau. Ajouter la blanquette de la cuite précédente et les herbes (absinthe, anis, fenouil, hysope, mélisse et menthe).
Les vapeurs d'alcool sentent immédiatement très fort avant de se dissiper un peu. Il est essentiel de vérifier constamment la cuisson et de retirer le récipient dès que l'absinthe prend le goût de "cachou". Avant, elle est insipide et après, elle est trop cuite (le goût anisé est trop fort).